Biographie de Sainte Marcelline

La ville aux sept collines, Rome, avait tout conquis: elle rayonnait sur le bassin méditerranéen. Le sol rougeâtre d’un de ses amphithéâtres, le Colisée, criait silencieusement la foi des premiers martyrs chrétiens. La lumière dont ils rayonnaient lorsqu’ils versèrent leur sang pour le Christ jaillit paradoxalement de l’obscurité des catacombes où les persécutions les avaient confinés. C’est que « le grain de blé, s’il ne meurt, ne porte du fruit » (Jn 12,24)… Le christianisme, né au Moyen-Orient, ne s’enracina pourtant en cette terre païenne qu’au milieu du premier siècle, à la suite de la prédication et de la mort de Pierre et de Paul.

Rome à l'époque des martyrs

Rome à l’époque des martyrs

Dès lors, les disciples du Christ subirent, par périodes, de cruelles persécutions. À première vue, l’opposition des autorités romaines face aux croyants de cette nouvelle religion semble étonnante. En effet, l’Empire romain avait jusque-là toléré divers types de croyances. Ne fallait-il pas d’abord privilégier l’unité politique de l’Empire ? Or cette nouvelle religion semblait ébranler l’ordre politique qui prévalait à Rome. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’aux premiers siècles de notre ère, Rome et ses empereurs étaient « déifiés ».

Ainsi, les empereurs romains, pour justifier aux yeux du peuple leur suprématie, devaient affirmer leur caractère sacré. Les chrétiens, comme le leur avait enseigné Jésus, respectaient l’autorité établie, mais, parce qu’ils ne croyaient qu’en un seul Dieu, ils ne pouvaient admettre la divinité de Rome et de son empereur. La croyance très répandue que les chrétiens représentaient un danger pour la société et pour l’État romain fut la cause (ou le prétexte) des persécutions. Alors, Rome se sentit menacée: elle voulut tuer cette nouvelle façon de penser et de croire qui allait à l’encontre des théories romaines.

Les persécutions ne cessèrent qu’au moment où la religion chrétienne devint le patrimoine des masses. Face à un tel phénomène, l’empereur Constantin le Grand, concéda finalement aux chrétiens la liberté de culte qu’il confirma avec l’édit de Milan en 313. Peu de temps avant sa mort, lui-même se convertit. Quelques années après, l’empereur Théodose fit du christianisme la religion officielle de l’État romain.

Première enfant d’une famille patricienne, c’est justement à Rome que naquit Marcelline en 327, 14 ans à peine après l’édit de Milan. Le christianisme tentait alors de se frayer un chemin parmi les imposants monuments de la ville, images de l’apothéose païenne de l’époque. Derrière les majestueuses façades marbrées se cachait bien souvent le culte des idoles, comme au Panthéon ou dans les temples dédiés aux différentes divinités. La jeune Marcelline vécut dans un monde où « les femmes se mariaient pour divorcer », où la plèbe oisive attendait le pain et les jeux de l’empereur. C’était déjà une société de consommation, de joies faciles, de plaisirs instantanés. La moralité était loin d’être irréprochable…

Cependant, la famille de Marcelline, comme en témoigne le martyre de sainte Sotère son ancêtre, était profondément chrétienne. Ses parents la préparèrent au baptême qu’elle reçut, comme le voulait l’usage de l’époque, à l’âge adulte. Plus tard naquit un autre enfant: Satyre, son frère. Les deux petits grandirent à Rome, éduqués d’abord par leur mère qui privilégiait un enseignement simple et vrai, puis par des maîtres aptes à leur inculquer les rudiments de la grammaire, de la rhétorique, de la littérature romaine et grecque, etc.

Lorsque Marcelline atteignit l’âge de treize ans, en 340, son père, élu préfet de prétoire dans les Gaules, dut déménager à Trèves, sur la Moselle. Toute la famille l’y suivit et c’est là que vit le jour le benjamin, Ambroise, futur évêque de Milan. L’adolescente s’épanouissait pleinement lorsque son père mourut prématurément. Il laissait un vide immense dans le coeur de sa femme et de ses enfants. Ceux-ci décidèrent alors de retourner à Rome dans leur maison ancestrale, près du Capitole.

Les premiers temps furent pénibles, l’absence de la figure paternelle se faisant douloureusement sentir. Cependant, peu à peu, la vie normale reprit son cours et Marcelline poursuivit sa formation. Comme toutes les chrétiennes de l’époque, elle approfondit les Saintes Écritures, étudia la poésie grecque et apprit à travailler la laine. Par contre, ce qui lui tenait le plus à coeur était sa préparation catéchétique qu’elle fit avec beaucoup de ferveur, ce qui lui permit, lorsqu’elle eut vingt ans, de recevoir le baptême.

Noble et belle, Marcelline, à l’aube de la vingtaine, aurait pu facilement se trouver un bon parti. Cependant, ce qui semblait évident aux yeux du monde était loin de l’être pour la jeune fille. D’une part, elle voyait des gens de toutes langues et nations, l’opulence des grands seigneurs, le luxe de la table et des toilettes. D’autre part, les plus grands trésors ne pouvaient lui faire oublier le sang des martyrs Pierre, Paul et Sotère, les catacombes, la paix et la joie des chrétiens.

L’agitation de la vie quotidienne ne lui permettait pas de réfléchir à son aise. Discrètement, elle décida de se retirer à la campagne, dans la villa paternelle, pour y voir plus clair. Finalement seule, elle se dit: « Que vais-je faire? Vais-je me marier ou suivre Jésus? Je sens en moi le désir de me donner à Dieu, mais que diront les gens? Jusqu’à maintenant on n’a jamais entendu dire qu’une jeune fille romaine de ma classe se soit consacrée à Dieu… Les autres patriciennes riront de moi et les nobles me dédaigneront. Mais qu’est-ce que cela peut me faire? Refuserais-je de devenir l’épouse de Jésus par peur de ce qu’en diront les autres? Qu’est-ce qui est plus important pour moi? Les qu’en-dira-t-on ou Dieu? Dieu, évidemment! Et puis Sotère, mon ancêtre, n’a-t-elle pas été fidèle jusqu’au martyre? Ne m’a-t-elle pas laissé en héritage ces dons précieux: la foi chrétienne et un amour passionné pour Dieu? C’est décidé! Je me donne à Dieu et je me confie à Marie, sa mère, pour qu’elle me guide chaque jour vers lui jusqu’au moment où je le verrai face à face. Quel beau jour que celui-là!

Cette réponse à l’appel de Dieu était loin d’être comprise dans une société où les mœurs étaient corrompues et où le culte des idoles était encore présent. Il fallait du courage pour prendre une telle décision! Du courage, oui, mais surtout un grand amour pour Jésus, un amour qui chasse la peur…

À l’époque, si une jeune fille désirait se consacrer à Dieu, elle devait d’abord vivre une très longue période de préparation, tel que le prescrivait l’Église. De plus, elle devait être âgée d’au moins vingt-cinq ans. Ensuite seules une grande maturité, une force morale hors du commun et une profonde vie intérieure lui permettaient de rester fidèle dans ce monde païen. Marcelline se prêta donc à cette formation et demanda au pape Libère, ami de la famille, de la guider dans sa démarche jusqu’au jour tant attendu. Le pontife, au terme des cinq ans prescrits, la jugeant prête à s’offrir totalement à Dieu, lui donna l’approbation pour sa consécration solennelle qui eut lieu le 25 décembre 352 dans la basilique Saint-Pierre de Rome, élevée peu d’années auparavant sur la tombe du prince des Apôtres.

Ce jour-là, la jeune femme s’avança vers l’autel, vêtue simplement. Après s’être donnée à Dieu pour toujours, elle reçut des mains du pape Libère un voile blanc dont elle coiffa sa tête. Puis le pontife lui adressa ces mots : « Aime ton Époux, ma fille, car il est bon. Aime-le : c’est le Fils de Dieu. Mène une vie simple et humble, restant toujours unie à lui dans ton cœur. Prie et médite beaucoup. Que ton exemple soit connu aux yeux de tous. Garde courage, ma fille, ne réprime pas ta générosité et plus tard ton exemple entraînera d’autres jeunes femmes à se consacrer elles-mêmes à Dieu, comme toi. »

Consécration de Marcelline avec le pape Libère en 352

Consécration de Marcelline
avec le pape Libère en 352

Après la cérémonie, Marcelline se retira dans le palais familial où sa vie se déroula sereinement dans l’amour de Dieu et au service des siens. Ses frères furent vite conquis par l’exemple de leur aînée et cherchèrent à l’imiter.

Maison de Marcelline

Maison de Marcelline

Cependant, « la croix étant le sceau des œuvres de Dieu », elle ne tarda pas à entrer dans la vie de la jeune consacrée. Marcelline et ses frères eurent la douleur de perdre leur mère. Mais ils demeurèrent unis et forts dans l’épreuve grâce à leur foi profonde : ils pouvaient tout en ce Dieu qui leur en donnait la force.

La vie de Marcelline fut toute simple, mais elle savait rendre l’ordinaire extraordinaire grâce à l’amour avec lequel elle faisait toute chose.

Avant l’aurore, la prière de Marcelline s’élevait déjà vers Dieu, pour l’Église et l’humanité. Le Seigneur, c’est dans la méditation quotidienne de l’Évangile qu’elle le rencontrait tout en essayant de suivre les préceptes du livre saint auquel elle se conformait. Sa vie en témoigne. L’intensité de sa prière allait de pair avec l’austérité de sa vie. Elle mangeait très peu : un repas frugal par jour tout au plus, au point de préoccuper son frère Ambroise auquel elle répondait : »L’homme ne vit pas de pain seulement mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu » (Mt 4,4). Ce n’étaient pas de vaines paroles : sa joie de reconnaître Jésus en tous et en tout ne pouvait tromper personne!

Son exemple attira d’autres jeunes filles. En effet, Indicia, Candide et sa sœur s’unirent à elle pour vivre retirées, dans la prière et la pauvreté. Les quatre jeunes femmes vivaient grâce aux travaux manuels qu’elles exécutaient avec habileté, ne gardant que le strict nécessaire et donnant tout le reste aux pauvres, aux œuvres de charité et à l’Église. « Soyez riches pour les pauvres », disait-elle à ses compagnes. Elles accumulaient ainsi des trésors pour le ciel, ponctuant leur journée de prières et de services qu’elles rendaient aux plus démunis comme l’avait fait la Vierge Marie qu’elles vénéraient particulièrement.

Même si elle était éprise de Dieu, Marcelline n’en était pas moins réaliste! Elle veilla amoureusement à l’éducation de ses frères, comprenant qu’une bonne formation leur permettrait d’exercer de l’ascendant sur la société dans laquelle ils vivaient. A la mort de sa mère, elle prit particulièrement à cœur son rôle d’éducatrice et elle procura aux deux jeunes hommes des maîtres de loi. L’éloquence d’Ambroise toucha les cœurs, particulièrement ceux de nombreuses jeunes filles, qui désiraient se vouer à Dieu après avoir entendu parler le jeune évêque de la beauté de la vie consacrée. C’est ainsi qu’il écrira en 378, inspiré par la vie de sa sœur, son traité, saint Augustin se convertit. Dans ses Confessions, il avoue avoir dit : « Ce que font celles-ci, ne pourrais-tu pas le faire toi aussi ? »

Depuis leurs retrouvailles à Milan, Ambroise et Marcelline passaient de longues heures à se parler de Dieu. Ils n’avaient qu’une ambition : se sanctifier en donnant leur vie pour l’humanité.

L’évêque tenait sa sœur au courant de tous les événements du diocèse. Ainsi elle partageait avec lui les inquiétudes de son ministère. Toutes les fois que l’Église éprouvait des difficultés, la charité de Marcelline prenait une nouvelle forme et son ardeur ne se démentait pas. Elle écrivait lettre sur lettre, priait régulièrement et menait une vie austère. Elle instruisait également les jeunes filles qui désiraient se consacrer à Dieu en leur transmettant l’esprit contemplatif de Marie et le dynamisme inlassable de Marthe.

Ambroise, évêque de Milan Frère de Marcelline

Ambroise, évêque de Milan
Frère de Marcelline

En 378, Satyre quitta Milan pour l’Afrique dans le but de régler des affaires de famille. Son départ inquiéta Marcelline d’autant plus que, peu de temps après, Ambroise tomba gravement malade. Sa sœur fut à son chevet jour et nuit et, grâce à Dieu, il reprit des forces et guérit.

Mais la joie fut de courte durée : bien vite on apprit que des Barbares, les Wisigoths, avaient envahi Rome, menaçant aussi la Haute-Italie. Satyre, inquiet, décida en 379 de revenir à Milan, mais à la suite d’un voyage difficile où il faillit perdre la vie, il tomba malade à son tour. Malheureusement, ses forces ne suffirent pas à lutter contre le mal et il mourut, laissant Marcelline et Ambroise dans un grand désarroi. Ils ne trouvèrent réconfort que dans la foi.

La paix revenue, Marcelline se retira de plus en plus dans la villa paternelle près de Rome où elle priait, copiait des livres ecclésiastiques, méditait sur les merveilles de la création, vivant pauvrement sur le plan spirituel : n’était-elle pas le meilleur exemple à suivre pour ceux qui croyaient encore aux idoles ? Inlassablement elle continuait à se dévouer pour tous ceux qui avaient besoin de son aide.

Dès 385, un nouveau conflit éclata. L’impératrice Justine, mère de l’empereur Valentinien II, s`était jurée de donner la cathédrale de Milan aux Ariens. Ambroise était prêt à mourir plutôt que de la lui céder. Cependant les menaces se transformèrent bien vite en persécutions violentes que l’évêque milanais réussit, après plusieurs jours, à réprimer. Mais il sentait que l’empereur Valentinien n’avait pas dit le dernier mot. L’année suivante, son pressentiment se confirma et, effectivement, Ambroise fut menacé de mort ou d’exil. Heureusement le complot monté contre lui échoua.

Pendant ces temps difficiles, l’évêque correspondait avec Marcelline, qui ne manqua pas de le soutenir moralement. La sainte dira quelques années plus tard en repensant à ces événements tragiques : « Nous te rendons grâce, Seigneur Jésus, qui, dans ces grandes épreuves de l’Église, nous a suscité de si grands défenseurs. »

Peu de temps avant sa mort, Satyre avait dit à sa sœur : « Je te laisse tout et mes pauvres aussi. » Elle n’oublia pas ces paroles, et Marcelline ne négligea rien pour secourir les indigents. À mesure que l’heure de la rencontre avec Dieu approchait, elle sentait en son âme un désir immense de le voir face à face.

Le 4 avril 397, Ambroise, âgé de cinquante-sept ans, mourut saintement après avoir communié au Corps du Christ. Lorsque la nouvelle de sa disparition se répandit, un grand deuil envahit l’Italie entière : « La perte d’un si grand homme, c’est la mort qui plane sur l’Italie », disait-on alors. Marcelline, le dernier membre de sa famille au ciel, n’eut plus de raison de vivre et ne tarda pas à l’y rejoindre quelques mois plus tard.

En juillet de la même année, Marcelline ne quitta plus son lit. « Enfin je m’en vais, disait-elle, et je suis bien contente parce que, après tout, je m’en vais dans la maison de mon Père, dans le palais de mon Roi, dans la joie de mes frères. Je laisse tout ce que je possède aux pauvres et à l’Église. » À l’aube du 17 juillet 397, Marcelline reçut la communion et s’endormit doucement en son Dieu.

Saint Simplicien, qui l’avait accompagnée dans ses derniers moments, attesta que Marcelline était morte saintement. Ses funérailles furent solennelles. On l’estimait et on la vénérait déjà comme une grande sainte. Par la suite, on transféra son corps dans la basilique ambrosienne, à Milan, où elle fut enterrée entre ses deux frères.

Saint Simplicien rendit un brillant hommage à Marcelline et ses paroles servirent à la canonisation de la sœur d’Ambroise. Les écrits du saint évêque au sujet de Marcelline vinrent aussi confirmer la sainteté de sa vie et rapidement on la considéra bienheureuse en l’invoquant avec confiance.

En 1722, le cardinal Odescalchi, archevêque de Milan, fit lever de terre les reliques de la sainte, et en 1812 on les transféra solennellement dans la nouvelle et magnifique chapelle qui lui fut dédiée. On peut encore aujourd’hui la prier et la vénérer.

On attribue à Marcelline les titres de « Mère de la patrie » et de « Propagatrice de l’Église ». Ceux-ci résument à eux seuls les caractéristiques de la spiritualité de la sainte.

Ces titres étaient conférés seulement à une personne dont on reconnaissait le dévouement extraordinaire, tel que l’avait été celui de Marcelline envers les pauvres et l’Église. En effet, elle avait travaillé à garder l’unité entre les évêques et le peuple et avait toujours considéré la famille chrétienne comme une Église domestique qu’il fallait particulièrement bien former. De plus, en guidant dans leur cheminement de jeunes femmes consacrées, elle avait contribué à alimenter, au cœur de l’Église, l’amour de Dieu et des autres.